Routes éthiopiennes #2
En quittant Addis Abeba pour Dire Dawa, nous avons pris une autoroute avec péage semblable aux nôtres.
Neuve, propre, sécurisée avec une voie pour chaque véhicule (particuliers, transport en commun et camions de marchandises)… et le vide autour de nous s’est soudainement installé.
Il n’y avait plus personne le long de la route, l’ennui commençait à poindre.
L’autoroute n’est plus qu’une contrainte, un axe qui ne sert qu’à relier un point à un autre, un espace contraint et du temps perdu qu’il faut subir. L’aventure humaine prend fin, celle des machines commence.
En parcourant le pays par ses routes foisonnantes, on comprend, par contraste et en miroir, ce qu’a pu être le nôtre et comment la modernité peut être finalement une forme de déclin. Les routes nationales qui traversent nos villages déserts et déprimants aux murs et volets clos noircis par les pots d’échappement. Toutes ces maisons abandonnées, ces boutiques murées, ne semblant plus pouvoir retenir le moindre souffle de vie, transformant ces villages en d’inutiles ralentisseurs agaçants.
Nous comprenons mieux ce que nous avons perdu et pouvons nous interroger sur ce que nous aurions gagné.
Sur l’autoroute éthiopienne, à chaque pont, il y a un panneau solaire posé au sommet d’un mât métallique défendu à son pied par un homme réfugié dans une toute petite cabane en tôle ondulée où il doit mourir de chaud le jour et de froid la nuit. Les dernières présences humaines sur cette autoroute sont celles du contrôle des automobiles à son entrée et sa sortie ainsi que la protection de machines de production d’énergie tout le long de son parcours. Il faut payer pour aller plus vite et se débarrasser des autres hommes qui ne vont pas dans le même sens que nous. Pour cela il faut du filtrage et de la suspicion, de la peur et de la surveillance et beaucoup d’argent.
Plus nous voyageons loin, moins nous voyons le mal vivre autour de nous… Plus nous gagnons d’argent, plus nous achetons des objets qui nous satisfont de moins en moins et plus nous avons peur de les perdre…
Nous voulons vivre des aventures planifiées, des rencontres sécurisées.
Nous avons le tout et ce n’est pas encore assez, nous rêvons, derrières nos écrans, du rien sans jamais vouloir lâcher le trop… Plus notre cerveau est sollicité et moins il fonctionne. Plus nous avons d’informations, plus nous communiquons moins nous comprenons le monde et plus nous nous vautrons dans des théories de complots fumeux et des fins du monde neurasthéniques…
Il ne s’agit pas d’idéaliser la vie d’avant, de chercher un âge d’or, de plaquer sur notre société le modèle d’une hypothétique “pureté” éthiopienne. Les regrets, les erreurs, les infidélités, les errances, les confusions, les désillusions, les nostalgies… sont le lot de toutes les sociétés. Juste constater que notre frénésie est le signe d’une profonde insatisfaction du présent, le sentiment d’un déséquilibre profond et que le libéralisme, dans sa vision négative de l’homme et destructrice de l’environnement a beaucoup à voir avec tout ça.
L’Éthiopie est le mélange paradoxal d’une société du siècle dernier avec toute la modernité du siècle présent.
C’est un pays qui ne manque de rien. Les technologies de la communication, marqueur de la modernité sont partout. Les toits des villes et des villages sont couverts d’antennes paraboliques, aux tables des cafés et restaurants les smartphones sonnent avec les mêmes sonneries qu’à Paris et illuminent les visages des jeunes la nuit dans la rue, les 4X4 circulent en ville, sur les marchés les produits plastiques se substituent progressivement aux ustensiles traditionnels, les produits conditionnés remplacent les frais… La modernité est là et depuis bien longtemps, mais elle semble encore contenue, elle n’a pas encore tout envahi, tout colonisé, tout remplacé…
En attendant le basculement, le pays est encore dans une période de glissement…