Heidelberger Krug
Je commençais à ne plus aimer Berlin. J’étais revenu pour vivre l’épreuve d’un manque. Tout ce que j’avais projeté d’y faire m’indifférait. J’attendais la fin du séjour avec résignation.
J’avais retrouvé Wolfgang Krolow et j’avais réussi à partager ce moment fort, à ne pas le garde pour moi seul, comme un petit garçon capricieux. Mais il manquait encore quelques éléments à ce puzzle.
L’Heidelberger Krug était fermé depuis quelque temps. C’était le plus ancien et le dernier café de la Chamissoplatz à ne pas avoir changé de nom. C’est là que je me rendais tous les soirs d’avril 1988 ainsi qu’en face au Dada, devenu une boutique bobo pour femmes enceintes, pour découvrir l’alcool et les facilités qu’il m’apportait dans la compréhension de l’allemand…
L’ultime soir de ce séjour, je me rendis une dernière fois sur la Chamissoplatz pour saluer Wolfgang.
C’était aussi la soirée de réouverture de l’Heidelberger Krug. Je suis passé devant sans entendre l’animation ni voir la lumière qui en sortaient. Wolfgang n’était pas chez lui et de vagues connaissances me suggérèrent d’aller voir au Krug. En redescendant la place, la clameur et la luminosité émanant du café augmentaient fortement, je ne comprenais pas comment j’avais pu passer à côté sans me rendre compte de rien…
Il y avait là tous les anciens de la Chamissoplatz des années 80 – 90. Il me fallut balayer deux fois la salle pour voir Jean-Claude Jokisch comme si j’avais su que je devais le retrouver lui aussi, ce soir-là, dans ce bar où nous étions rencontrés la première fois.
Ça faisait 17 ans que nous ne nous étions pas vus.
Il avait apporté 4 caisses de bières pour mon mariage. Philippe, un français d’Arcueil, installé à Berlin depuis 1987, se joignit à nous. La parole passait de l’un à l’autre, nous avions des années d’amitié et de récits à rattraper.
Jean-Claude, comme l’avait fait Wolfgang dans les rues du quartier, me présentait à tous ceux qui passaient à proximité de notre table, ne pouvant garder pour lui seul la joie de nos retrouvailles. Par politesse, la personne interpellée me gratifiait parfois d’un sourire, Jean-Claude ajoutait « La dernière fois qu’il est venu, c’était il y a 20 ans !” Je sentais, dans le regard de l’autre, comme une certaine condescendance ou une réserve me signifiant que, malgré tout, je n’étais pas d’ici.
Et puis, dans un infime clignement d’œil, elle se demandait ce qu’elle avait fait pendant ces 20 dernières années.
Elle n’avait peut-être pas quitté la ville mais avait-elle été fidèle à elle-même pendant toutes ce temps ? Alors pendant ce mince instant, nous avions un point commun, nous avions tous les deux beaucoup voyagé, beaucoup changé, beaucoup perdu, beaucoup aimé… Et le temps de la soirée, nous nous retrouvions tous, sereins dans ce même bar.
Désormais je pouvais quitter Berlin car je savais que j’y reviendrais, que le lien n’était pas rompu et que tant qu’il existerait je pouvais continuer à collecter les histoires des autres pour pouvoir ensuite les raconter à chacun.