Jacques Roubaud
Ça faisait un tout petit peu plus de deux mois que je vivais à Berlin pour mon service militaire. Je n’avais pas encore bien profité de la ville, car, durant les deux mois de classes, nous avions peu le droit de sortir. Apprendre à marcher au pas ramollit énormément le cerveau (Einstein disait d’ailleurs que pour faire ça, une moelle épinière suffisait amplement). Le photographe, dont j’allais prendre le poste, se proposait donc d’être mon guide et de visiter les lieux incontournables. Il voulait que je puisse avoir une vision large de la ville. Nous allâmes donc aussi bien en boite de nuit, mais je n’en ai rien retenu, qu’au Cafe Im Literaturhaus. C’est donc là que je vis sur le programme le prochain passage de Jacques Roubaud.
Je connaissais Roubaud grâce à un prof de la Sorbonne qui nous avait fait lire Quelque chose noire. Certains profs avaient ainsi le pouvoir de faire entrer la littérature pleinement dans la vie (il y en avait un autre avec Proust et encore un autre avec Corneille), pendant que d’autres (ceux avaient les grands amphis) n’enseignaient que le dégoût des livres, des études, l’ennui en vidant de toute substance le moindre vers et finalement le goût de la vie.
Bien que très fatigué, ce fut une des mes plus belles Berlinoises. Jacques Roubaud lisait des passages de « l’enlèvement d’Hortense » en français et l’homme à ses côtés traduisait pour les Allemands.
Roubaud était joyeux, il jubilait des mots qu’il prononçait, sa voix était agréable et douce. J’ai senti qu’une partie de mon cerveau renaissait. C’est à partir de ce moment-là que je me suis remis à penser.
Tout excité, j’ai noté de nouveau que le prochain intervenant français était Michel Tournier. De retour à la caserne, j’ai rameuté tous les copains pour les convaincre de venir à la prochaine lecture. Seulement, j’avais oublié que Tournier avait été prof d’allemand. Il fit tout son exposé dans cette langue et la petite dizaine d’appelés que nous étions assis par terre finie par s’endormir appuyé les uns sur les autres.