New York #1

J’avais lu quelques livres sur la ville et tous avaient un fond de folie : le mythe du tout est pos­sible en était rem­pli. « Manhattan Transfert » de Dos Passos (tout comme « Berlin Alexanderplatz » de Döblin) avait contribué à façonner une image totale de la ville : dense et impossible à saisir dans son ensemble, belle et monstrueuse à la fois, décourageante et électrisante en même temps.

Par exemple, le type qui tape sur des pou­belles ren­ver­sées dans la rue pou­vait deve­nir riche… celui-ci, je ne sais pas s’il l’était, mais il était passé à la télé­vi­sion, on disait qu’il était connu, ça vali­dait le mythe…

Pour autant, le pre­mier jour de mon arri­vée, dans les toi­lettes d’un res­tau­rant, un vieux mon­sieur se mas­tur­bait en se pen­chant vers moi depuis sa pissotière…

New York était un bloc, on y entrait ou pas. Sa déme­sure don­nait la sen­sa­tion qu’elle n’était plus contrô­lée par les hommes, mais qu’elle avait sa propre vie, son propre déve­lop­pe­ment comme un énorme ani­mal dont on ne pou­vait savoir s’il était bon ou mauvais. Tout fai­sait sens. Du coup, cha­cun humain de la ville sem­blait por­teur d’une his­toire uni­ver­selle qui pour­tant lui était propre.

Cette bou­tique était consi­dé­rée comme le centre du monde par Ste­ven et Jason. Ils venaient régu­liè­re­ment là, après avoir pas mal bu dans les bars du coin, regar­daient les char­cu­te­ries pen­dant un bon moment avec devant une lettre encadrée signée de Ronald Reagan avant de ren­trer enfin chez eux.

Un soir, chez Ste­ven, Jason est venu tout excité avec un vieil appa­reil de pro­jec­tion de film de son enfance. Il n’avait que des films de Walt Dis­ney. La lampe fonc­tion­nait encore, on a fait une pro­jec­tion sur l’immeuble d’en face. On espé­rait que la belle voi­sine, dont la sil­houette appa­rais­sait par­fois le soir, s’en aper­ce­vrait et que l’on pour­rait enfin lier connais­sance. Elle devait être sortie…

Le colo­ca­taire de Ste­ven était un homo­sexuel un peu vice­lard. À peine arrivé, il me pro­po­sait la liste com­plète de toutes les drogues dis­po­nibles sur la ville, je n’avais qu’à lui deman­der, il m’apporterait ça. Je l’ai fusillé du regard et nous ne nous sommes plus adressé la parole en dehors des for­mules de poli­tesse habituelles.

Un jour, j’ai vu dans sa chambre, la belle ser­veuse du bar du quar­tier… une toxico aussi donc… Le charme que je lui avais trouvé dis­pa­rais­sait sous les cernes que je lui décou­vrais. Ses tatouages pre­naient une autre signification…

Quelques jours plus tard, ma réserve de films 120 pour mon Rol­lei­Flex dis­pa­rais­sait… J’en avais pour plus de 500 francs (une for­tune pour moi à l’époque). Je fis venir des amis belges pour qu’ils m’aident à tra­duire mon éner­ve­ment. Je savais que ce colo­ca­taire était res­pon­sable de la situa­tion, mais mon niveau d’anglais était insuf­fi­sant pour l’interroger. Pen­dant l’interrogatoire, il nia tout en bloc. La colère mon­tait en moi, je pris la parole pour lui deman­der aussi ce qu’étaient deve­nus les œufs que j’avais ache­tés et pla­cés dans le frigo. Il me répon­dit « Fuck you with yours eggs ! » Du coup, je lui sau­tai au visage. À cali­four­chon sur lui, je tirais ses oreilles à le faire hur­ler de dou­leur. Les copains se pré­ci­pi­tèrent pour nous sépa­rer. Dans la colère, je m’étais par­fai­te­ment exprimé en anglais. Pour me cal­mer, on m’emmena dans un bar boire une bière. À la ter­rasse, l’air était chaud et doux, en com­plet déca­lage avec mon état qui se décom­po­sait sous les effets de l’alcool et de l’angoisse de me retrou­ver désor­mais seul dans la chambre sans ver­rou de l’appartement avec la peur de me faire trucider en pleine nuit…

Ça fai­sait déjà une semaine que j’étais dans cette ville et je n’avais encore  fait aucune image cor­recte. Je tour­nais et retour­nais dans les rues, les ave­nues, les blocs… tout me fas­ci­nait et je n’arrivais à rien saisir.

À par­tir du len­de­main de l’altercation avec le colo­ca­taire, entre la peur de la nuit et les inter­mi­nables marches le jour, je me mis enfin à faire des images, à col­ler à la ville.

Je fis quelques rencontres intéressantes comme ce peintre dépres­sif assis dans un café qui expo­sait dans une grande gale­rie très cotée et son amie dont le regard en disait long sur l’admiration qu’elle lui por­tait. Son soudain succès le dépassait et ne lui apportait pas ce qu’il avait cru.

Tous les jours je pas­sais par la 1re ave­nue, au niveau de la 11e rue, car on m’avait dit que Robert Franck pou­vait s’y trou­ver.

Je ratais Allen Gins­berg qui fai­sait des lec­tures pour la sor­tie de son der­nier livre. Et je me réfu­giais régu­liè­re­ment, deux étages plus haut, chez un couple homo­sexuel dont l’un, fou de Paris et par­fai­te­ment fran­co­phone, me par­lait de New York, de la France, d’une vieille dame qu’il avait connue à Paris, de Madonna et du SIDA…

Ste­ven jouait de la gui­tare sur le toit de l’immeuble, écri­vait des poé­sies en mar­chant le long du Tomp­kins Square et des rives de la East River Pro­me­nade.

Il se fai­sait payer pour pré­pa­rer la cui­sine chez des amis et ne man­geait que du riz. Il avait renoncé à la natio­na­lité amé­ri­caine pour une Ita­lienne qui essayait de l’obtenir et qui avait la charge de leur fille, il ne payait pas ses amendes du métro et crai­gnait, pour cela, de ne pou­voir reve­nir sur le ter­ri­toire amé­ri­cain s’il le quittait…

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