Le 9 novembre 1989, j’étais à Berlin…

Je suis arrivé à Ber­lin au mois d’avril 1989 pour y faire mon ser­vice militaire.

Je savais qu’il y avait un poste de pho­to­graphe quelque part, mais je ne com­pre­nais pas bien l’organisation de la caserne et des régi­ments qui s’y trou­vaient. L’enjeu était plu­tôt de com­prendre le fonc­tion­ne­ment de cette société d’hommes frustes, de déjouer la vio­lence du petit capo­ral qui nous diri­geait et d’arriver à l’heure à la cantine.

Et puis j’ai eu le poste de pho­to­graphe, sans res­pec­ter les règles habi­tuelles. Je com­men­çais à com­prendre qu’il n’y avait pas de règle, juste un cadre rigide dans lequel on met­tait ce que l’on inven­tait et j’avais décidé que le pro­chain pho­to­graphe ce serait moi.

En fait, je ne connais­sais de la photo que quelques trucs simples et un tout petit peu de labo. J’ai donc appris à faire des tirages express avec tou­jours la même ouver­ture et le même temps de pose pour ensuite faire le déve­lop­pe­ment à l’œil dans le bac du révé­la­teur. Un tra­vail crade, mais tel­le­ment suf­fi­sant pour l’armée.

Petit à petit je me suis amé­nagé ma vie de fonc­tion­naire d’appelé. Levé tôt pour échap­per à la levée du dra­peau et pou­voir me ren­dor­mir dans mon labo­ra­toire, pas­ser par le capi­taine plu­tôt que par l’adjudant-chef pour les signa­tures de perm” et les sor­ties à Berlin-Est, inventer des excuses plus vraie que nature, trafiquer… Bref, ce que l’on apprend ensuite dans les entre­prises… la hié­rar­chie est un frein à l’imagination et est faite pour être contournée.

J’avais accès aux revues de presse du GMB (Gou­ver­ne­ment Mili­taire de Ber­lin). Elles don­naient un pano­rama de l’actualité des médias fran­çais et alle­mands. On sen­tait la mon­tée d’une cer­taine ten­sion avec le flot des réfu­giés qui pre­naient d’assaut des ambas­sades des pays frères. Berlin-Ouest, trop petit dans son Mur, était en négo­cia­tion pour louer des ter­rains à l’Est.

Je décou­vrais la vie facile des nuits ber­li­noises, de café en café, des vélos qui glissent dans le noir pour chan­ger de quar­tier et pro­lon­ger encore l’ivresse.

Je vivais ma toute petite his­toire au milieu des ruines du 3e Reich, des caves ouvertes de la Gues­tapo avec le Mur en fond et le minis­tère de l’armée de l’air de nazi recon­verti en admi­nis­tra­tion com­mu­niste (sur le plan archi­tec­tu­ral, la dif­fé­rence des deux régimes n’était pas flagrante).

J’avais la sen­sa­tion de vivre entre des mondes paral­lèles entre les espions, la cen­taine de groupes ter­ro­ristes recen­sés par la DST dans la ville, les squats, les punks qui s’arrêtent aux feux rouges pour tra­ver­ser, la com­mu­nauté fran­çaise com­plè­te­ment dégé­né­rée, les mili­taires atteints de ber­li­nite, les Amé­ri­cains raflant tout ce qu’ils pou­vaient dans les bou­tiques de l’Est, le jazz et l’alcool que je décou­vrais enfin et la photo qui se déployait m’ouvrant la voie à une manière de vivre, une manière d’être et de voir le monde.

Alors le 9 novembre 1989 ? Le 9 novembre, j’étais à Ber­lin, mais, à 17h 30, le train mili­taire pour Stras­bourg quit­tait la gare de Tégel, et j’étais dedans… Le len­de­main à 8h à Stras­bourg per­sonne ne nous informe des événe­ments de la nuit. À midi à Paris à la gare de l’Est rien n’avait changé. Ce n’est que le soir, retrou­vant mon amie qu’elle m’apprit que le Mur était tombé.

J’ai passé ma perm” devant la télé­vi­sion, pho­to­gra­phiant l’écran, zap­pant d’un jour­nal à l’autre. Je venais de rater un des plus grands événe­ments his­to­riques de ma vie et un tel truc ne devait pas se repro­duire de sitôt.

Mais comme on tire tou­jours des ensei­gne­ments posi­tifs des choses de la vie, j’ai acquis un déta­che­ment sur « ce qu’il ne faut abso­lu­ment pas rater », j’ai appris à rela­ti­vi­ser, on peut conti­nuer de vivre nor­ma­le­ment après avoir raté ça. D’autre part, j’ai défi­ni­ti­ve­ment fini de croire dans quoi que ce soit des médias (et prin­ci­pa­le­ment de la télé­vi­sion). Je connais­sais la ville depuis 6 mois, j’avais mar­ché dans tous les sens, pris les trans­ports en com­mun, dis­cu­tés avec des dizaines d’Allemands, de fran­çais de tous milieux, de toutes com­mu­nau­tés. J’avais lu énor­mé­ment sur Ber­lin, j’étais impré­gné de son atmo­sphère. Non seule­ment les jour­na­listes et prin­ci­pa­le­ment la vedette du jour­nal télé­visé de l’époque, Madame Chris­tine Ockrent racon­tait n’importe quoi, mais en plus elle réin­ven­tait la réa­lité selon son schéma de bour­geoise parisienne.

À mon retour sur Ber­lin, j’ai fait une espèce de contre-enquête où j’appris sur la ville mille fois plus de choses que des heures de télévision.

J’ai quitté Ber­lin en mars 1990. J’y suis retourné encore plu­sieurs fois, notam­ment en août et pour la réunification le 3 octobre 1990, obser­vant les chan­ge­ments rapides de la topo­gra­phie et des mentalités.

Il fau­drait que j’y retourne, mais pas main­te­nant, je n’ai pas l’impression que l’on parle de la même ville. J’attendrais que tout ça se tasse un peu.

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