Magny-Cours

C’est toujours étrange d’être pris à contrepied mais toujours enrichissant de vivre une expérience qui nous oblige à repenser nos évidences.

Je suis venu devant le circuit de Magny-Cours il y a presque 20 ans lors de la Marche pour la décroissance. C’est une époque déjà préhistorique, où tout ce que nous subissons aujourd’hui était annoncé et où tout le monde s’en foutait complètement. Malgré tout, l’urgence se faisait moins pressente et on pouvait encore militer joyeusement, le monde ne s’effondrait pas encore.

Aujourd’hui je suis entré sur le circuit pour regarder des motos faire du bruit et tourner en rond.

Beaucoup de bruit donc ainsi que d’odeur de gaz d’échappement, d’hommes musclés enrobés de cuir luisant et de filles tatouées, de sponsors colorés et de mécaniques rutilantes et pas un brin d’herbe sur le bitume.

Le circuit est propre et lisse. Les lignes architecturales comme celles des marquages au sol sont blanches, nettes et horizontales. Les murs sont gris, le sol est noir et les vitres sont blindées.
Dans ce cadre froid va pouvoir s’éprouver les émotions. Rigueur et solidité contre souplesse et fragilité. Il faut canaliser les passions. Le corps fait corps avec la machine. La combinaison du pilote, l’armure du chevalier, le costume de super héros, les gradins entourant le gladiateur, des protections nécessaires et dérisoires en cas de chute qui déchire les chairs, démembre les corps et pulvérise les crânes.

Pendant 20 minutes, 3 à 4 fois par jour, on aura le droit de rouler le plus vite possible. Comme si la vie était trop longue, trop diluée et qu’il fallait l’accélérer, la densifier, la concentrer à l’extrême. Les spectateurs viennent aussi chercher ce frisson du risque regarder ceux qui vont s’attaquer aux limites des lois de la physiques. Ils sont là aussi pour entourer les pilotes et remettre un peu d’humain dans le décors artificiel.

On en ressort vidé, épuisé et heureux.

Ils prennent soin plus de leurs machines que de leur propre corps. Les pneus sont chauffés et maintenus à bonne température, la meilleure huile et la meilleure essence sont utilisées pour le moteur, on essuie les tâches sur la carrosserie. On mange de la nourriture industrielle sans saison, produite par des multinationales, remplie d’additifs chimiques et d’arômes artificiels, de sucre raffiné, de sel blanchi et de gras grillé.

Dire que cette activité est polluante et d’une autre époque n’est pas suffisant pour la disqualifier. Si c’était si simple, il n’y aurait plus de guerre non plus. Bien sûr je préfère lutter contre les éléments sur un petit voilier, contre le vent, la mer, les vagues, éprouver la résistance de la voile, du gouvernail, de mes muscles, faire jouer mon esprit à sentir le vent changeant, les courants contradictoires… Je ne joue plus ma vie chaque seconde contre la nature, même si le risque demeure, mais plutôt une forme d’osmose. Mon champ d’action n’est plus le circuit fermé mais le monde déployé. L’émotion est sans doute moins brute, moins concentrée, mais elle est plus complexe et dure plus longtemps. Ce n’est pas un retour à l’état fœtal de toute puissance que la machine binaire canalise mais une dilution de soi dans la multiplicité de l’univers.

La question est de faire évoluer rapidement les pratiques vers moins de pollution étant donné l’urgence écologique et de proposer d’autres univers de dépassement tout aussi grisants. L’Homme ne peut se passer de passion, celle-ci bénéficie encore d’une charge émotionnelle forte et puissante.

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