Jo Wajsblat

Je viens d’apprendre le décès de Jo Waj­blatt, mer­credi 18 juin 2014, par le site de la Fon­da­tion pour la Mémoire de la Shoah. La pre­mière fois que j’ai ren­con­tré Jo Waj­blatt, c’était, en novembre 2003, pour mon pre­mier voyage au Auschwitz-Birkenau..

Déjà dans l’avion il allait et venait dans l’allée cen­trale pour dis­cu­ter avec les profs et les élèves et dans le car pour Oświę­cim, il prit le micro pour com­men­cer à raconter.

À Bir­ke­nau, il alter­nait ses inter­ven­tions avec celles des guides, res­pec­tueux de leurs connais­sances du sujet. Il inter­ca­lait son récit sans prendre toute la place, ajou­tant un témoi­gnage, une pré­ci­sion, un sou­ve­nir, une ques­tion… Il y a avait tou­jours dans sa manière de faire comme une urgence et une grande humi­lité. Il ne par­lait pas tant de lui, que de l’atmosphère du camp, de son fonc­tion­ne­ment et des autres.

Il refai­sait encore une fois, avec les lycéens, le tra­jet vers la chambre à gaz après cette sélec­tion à laquelle il n’avait pu échap­per ce jour-là. Il raconte alors le sui­cide d’un de ses amis allé se jeter sur les bar­be­lés et qui fut abattu avant de les avoir atteint.

Il émanait de lui une éner­gie dense et absor­bante, son regard clair était pré­cis et sem­blait par­fois comme ne plus tout à fait lui appartenir.

Il expli­quait les preuves (les pho­tos prises par un membre des Son­der­kom­mando et pas­sées à la résis­tance polo­naise, les traces des chambres à gaz, le petit lac rem­pli de centre…) mais, comme les autres témoins, il était la preuve. Il raconta aux lycéens, à son emplacement même, son entrée puis sa sor­tie de la chambre à gaz, épisode qu’il raconte dans son livre.

Ce n’est que lors de ma troi­sième visite que je le retrou­vais de nou­veau et que nous avons noué une cer­taine ami­tié. Il me recon­nut et vou­lut que je le suive pour que je photographie le maxi­mum de choses qu’il aurait à me mon­trer. Il fit de moi, le témoin du témoin.

Il avait tou­jours une petite pochette en cuir dans laquelle était rangé son pan­ta­lon rayé de déporté ainsi que des échan­tillons de savon « à la graisse de juifs ».

Je le per­dis un peu de vu dans l’immensité du camp car je devais aussi pho­to­gra­phier les autres témoins venus pour ce voyage. Quand je le retrou­vais à la café­té­ria du musée d’Auschwitz sur l’heure de midi, il m’engueula pour l’avoir laissé tom­ber puis après que je me sois excusé sans qu’il écoute véri­ta­ble­ment il reprit son atti­tude com­plice et de nou­veau j’eus le sen­ti­ment de retrou­ver un père. Pen­dant le repas, il me dit d’embarquer le verre en verre dans mes affaires, on en aurait besoin plus tard et je savais déjà pourquoi…

Après le repas, il posa pour une photo de groupe, donna encore quelques indi­ca­tions aux lycéens puis me pris par le bras pour m’emmener dans d’autres bâti­ments du musée. Il mar­chait vite parce qu’on avait peu de temps pour les visi­ter mais aussi, la nuit tom­bante, comme pour ne pas s’attarder avec les ombres.
On est par­fois plus en sécu­rité dans une salle de musée devant une mise en scène, aussi macabre fût-elle, que dans les allées où le bruit des gra­viers sous les pas se mêle au fris­son­ne­ment du vent dans les branches d’arbre…

Dans les cou­loirs, il me mon­trait les por­traits des pre­miers dépor­tés « tu vois, celui-ci a le numéro 619 ! » « Et puis là, regarde, cette femme… ».

Il cou­rait presque d’une salle à l’autre, s’exprimant par de courtes phrases. Il fal­lait faire vite, et encore cette salle-là. Je pre­nais des pho­tos, il pas­sait déjà à autre chose m’attendant sur le pas de la porte comme pour véri­fier qu’il enten­dait bien le bruit du déclen­che­ment de mon appa­reil photo puis filait, je cou­rais à mon tour, le rat­tra­pant et recom­men­çant, le pour­sui­vant. Il y avait trop à voir, à regar­der, à pho­to­gra­phier mais il se pas­sait autre chose aussi, dans cette trans­mis­sion express, j’avais comme la sen­sa­tion déjà res­sen­tie plus tôt de deve­nir son fils. C’était tel­le­ment fort que j’en eus presque une gêne, un sen­ti­ment d’illégitimité en pen­sant à ses propres enfants. Il y avait comme un envou­te­ment, je ferais désor­mais par­tie de la famille.

Puis nous avons quitté le der­nier bâti­ment et nous avons foncé dans la nuit pour rejoindre le groupe et repar­tir dans le car pour l’aéroport.

Arrivé à l’aéroport, il alla ache­ter une bou­teille de vodka et de me dit de res­sor­tir le verre de midi. Il en offrit à tout le monde. Lui-même bu quelques verres et l’alcool com­mença à le rendre un peu eupho­rique, il se fit même engueulé pour avoir pro­posé de la vodka aux ados mineurs, il s’excusa et conti­nua d’en pro­po­ser aux adultes.

Dans l’avion, il revint encore par­cou­rir l’allée cen­trale pour dis­tri­buer une feuille avec les réfé­rences de son livre et bla­guer avec les élèves du lycée Lou­ba­vitch qui se réfu­giaient dans l’humour.

J’ai revu Jo pour la der­nière fois lors de l’inau­gu­ra­tion du Mémo­rial de la Shoah, le 25 jan­vier 2005. Il était là, près du Pré­sident de la Répu­blique, Jacques Chi­rac, pre­mier pré­sident à avoir reconnu la res­pon­sa­bi­lité de l’État fran­çais dans la dépor­ta­tion des juifs durant la Deuxième Guerre mon­diale. Après la céré­mo­nie, j’ai essayé de le retrou­ver mais il avait déjà disparu…

Et aujourd’hui, on apprend dans le Washing­ton Post qu’un nazi de 89 ans vient d’être arrêté aux États-Unis suite à une incul­pa­tion et demande d’extradition d’un tri­bu­nal alle­mand. Il est accusé d’avoir par­ti­cipé de mai 1944 à octobre 1944, en tant que membre de la garde du camp d’Auschwitz, à l’assassinat de près de 216.000 per­sonnes dépor­tées de Hon­grie, de Tché­co­slo­va­quie et d’Allemagne.

3 Commentaires

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    Baumgarten Den 28 juin 2014 (17 h 33 min)

    merci pour ce bel hom­mage a Jo ‚j’ai eu de la chance de l’avoir eu 26ans comme beau pére, que du bon­heur et un grand exemple d’humilité

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    Jamy 24 avril 2017 (17 h 33 min)

    Bon­jour,
    C’est ce jour que j’apprends la dis­pa­ri­tion de Jo Was­blat. Puis j’ai trouvé votre repor­tage pho­tos, bravo. J’ai ren­con­tré Jo à deux reprises, la der­nière fois le 14 février 2005, lors d’une visite des camps. Depuis, je repense à lui si sou­vent…
    j’ai quelques pho­tos de lui moi aussi. Je n’ai rien d’un pro­fes­sion­nel, mais si vous le sou­hai­tez, en guise de sou­ve­nir, si elles peuvent avoir leur place, je pour­rais vous écrire quelques mots et vous les transmettre.

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    lelti annie 25 avril 2017 (17 h 35 min)

    J’ai beau­coup de peine en voyant ces pho­tos .
    J’ai eu la chance de ren­con­trer Jo Wajs­blat et son épouse alors malade.
    Lui et sa femme tenait à être mes clients pour ma réus­site pro­fes­sion­nelle.
    Il m’a dédi­cacé son livre .Une dou­ceur se déga­geait de lui mal­gré toute l« horreur qu’il a vécu.
    Il m’a dit qu’il n’était pas pra­ti­quant car il était en colère avec Dieu mais qu’il régle­rait les comptes quand il par­ti­rait.
    J’espère que vous êtes en paix Mr. Wajsblat.

    Merci ce votre beauté et gentillesse.

    hanna