Nuits berlinoises #2

Alfredo m’avait donné rendez-vous chez Angelo dans la cour du Tacheles où résident encore quelques sculp­teurs mal­gré l’évacuation du bâti­ment début septembre.

J’arrive à l’heure et évidem­ment, je suis bien le seul. En fai­sant le tour de la cour, je ren­contre quelques trucs qui fument des joints et boivent des bières, un ita­lien aussi qui tourne en rond et un sculp­teur dans le fond qui tra­vail à son œuvre.

Quelques tou­ristes timides et impres­sion­nés par les ombres et le fatras de métal éclairé par les pro­jec­teurs font un rapide tour des lieux.

Je lis les cou­pures de presse de l’expulsion sur un grand pan­neau de bois.

Quand Alfredo arrive enfin, il est aus­si­tôt acca­paré par un squat­teur qui veut le convaincre de per­sua­der Angelo d’accepter l’argent de la banque pro­prié­taire du Tacheles et de par­tir. Ainsi, tous pour­raient alors tou­cher égale­ment cet argent sans état et ne pas pas­ser pour des traitres…

Alfredo écoute puis nous allons nous réfu­gier du froid dans la cabane d’Angelo pour nous asseoir sur le lit avec Snoppy Pre­mier, le chat d’Angelo, qui ne fera pas atten­tion à nous et pro­fi­ter du poil à bois.

Angelo arrive avec son linge propre qu’il est allé laver chez une amie. Le chat se réveille et s’étire pour récla­mer à man­ger. Alfredo lui raconte la conver­sa­tion avec les autres squat­ters et Angelo se met à s’agiter. Il explique, plein de gestes, qu’il ne bou­gera pas. Par jeux. Il n’a rien à perdre et rien à gagner, par­tir ou res­ter n’a, en fait, aucune impor­tance, donc il résis­tera le temps qu’il fau­dra pour voir ce qui arri­vera. D’ailleurs à chaque fois qu’il ren­contre l’avocat de la banque et que celui-ci lui donne sa carte de visite, il l’utilise pour faire un filtre pour son joint bien que son avo­cat lui dise que c’est sans doute mau­vais pour la santé d’utiliser un tel carton.

Et puis, nous par­tons vers le lieu sui­vant de la soi­rée : une cave où l’on man­gera ita­lien.

Der­rière Angelo qui file sur son vélo sans lumière, ne res­pec­tant aucun feu, aucun sens inter­dit comme tota­le­ment étran­ger à toute cette orga­ni­sa­tion de la ville qui ne le concerne pas puisque ne par­ti­ci­pant pas à ce qui lui soit néces­saire pour créer.

À l’entrée de l’immeuble, quelques per­sonnes semblent fil­trer l’entrée, mais non, c’est plu­tôt un comité d’accueil sym­pa­thique qui joue avec l’interphone pour annon­cer notre arri­vée. On laisse les vélos dans la cour et on des­cend dans la cave à demi enterrer.

L’antre est bien chauffé, il y a déjà eu plu­sieurs ser­vices comme en témoignent la vais­selle sale et les cadavres de bou­teille. Mimo nous saute des­sus. Que voulons-nous ? Des pâtes bien sûr, mais avec la «carné» ou végé­ta­rien ? Et c’est parti, le spec­tacle de la cui­sine com­mence. Il parle avec les mains, met en scène sa pré­pa­ra­tion, fait de grands gestes et nous invite à man­ger le fro­mage ita­lien pro­duit près de l’aéroport de Tem­pel­hof.

Une nou­velle série de bou­teilles de rouge arrivent sur la table.

Je tente de cap­ter la langue domi­nante… ita­lienne, alle­mande, anglaise… et fran­çaise entre Alfredo et moi.

Cha­cun fait preuve d’assaut de poli­tesses, d’attentions et de bien­veillance. Alfredo est parti à la plonge, je découpe de fines tranches de fro­mage pour tout le monde, d’autres servent les verres comme si, ce soir, per­sonne n’avait le droit d’être oublié !

Entre Inga, une jeune Alle­mande qui apporte encore plus de frai­cheur à la soi­rée. Un bel alle­mand blond s’assoit près d’elle et tente de la séduire. Je regarde le jeu sans com­prendre les paroles, j’observe donc le dépla­ce­ment des corps, les ten­ta­tives déli­cates de tou­chés… mais Inga reste insen­sible. Elle se tourne par­fois vers moi comme pour res­pi­rer un peu de la pres­sion du bel alle­mand. Nous enta­mons la dis­cus­sion.

Elle a tout juste 30 ans et habite depuis sa nais­sance près du Check­point Char­lie.

Elle tra­vaille dans l’entreprise de son père, mais fait des bijoux et espère pou­voir com­men­cer à les vendre pro­chai­ne­ment dans des bou­tiques. Quand je lui montre quelques images de l’expo de mars pro­chain, je sens la nos­tal­gie pas­ser dans son regard, ça me per­met de tes­ter l’effet de cette future expo sur des Ber­li­nois qui ont connu cette période des années 90.

Pro­fi­tant d’une pause, je me tourne vers Alfredo pour me joindre à sa conver­sa­tion avec un comé­dien ita­lien qui a tourné récem­ment avec Woody Allen et lais­ser ses chances au bel alle­mand de reprendre son offensive.

Je fais quelques pho­tos, le comé­dien me féli­cite de faire encore des pho­tos argen­tiques et n’en revient pas quand je lui dis que j’opère en numérique.

George, le pro­prié­taire du lieu, une canette de bière à la main, s’installe près de nous pour faire notre connais­sance. Il nous explique l’histoire de cette cave qu’il a entiè­re­ment reta­pée, la phi­lo­so­phie de ses soi­rées. Il cherche des gens qui savent faire la cui­sine, lance des invi­ta­tions infor­melles qui cir­culent un peu par­tout et se nour­rit des ren­contres ainsi pro­vo­quées. Cha­cun met ce qu’il veut dans une boite pour par­ti­ci­per aux frais, mais en fait il se fout de savoir si ça lui coû­tera ou pas. Il gagne bien sa vie.

Avant la fin de la soi­rée, il posera les clés sur la table pour que le der­nier puisse fer­mer la cave en par­tant et les dépo­ser dans la boite à lettres.

Il est fati­gué et nous laisse pour­suivre tant qu’on voudra.

Alfredo semble vou­loir par­tir, il va dor­mir dans la gale­rie dont il s’est occupé dans le Prenz­lauer­berg.

Je lui demande si je peux venir aussi. Je n’ai pas envie de ren­trer seul. Je n’ai pas envie que la soi­rée prenne fin.

Nous enfour­chons nos vélos et repar­tons pour une grande tra­ver­sée de la ville, on en pro­fite pour faire les pou­belles et récu­pé­rer ce qu’on peut trans­por­ter sur nos bicy­clettes. Il fait froid. Arri­vés dans la gale­rie, nous allu­mons tous les radia­teurs et ins­tal­lons les mate­las cha­cun dans nos pièces. Alfredo ouvre encore une bou­teille, sur l’ordinateur nous par­ta­geons des musiques, regar­dons des sites sur Inter­net dont Face­book où l’attend des mes­sages de son amie en Ita­lie. Fina­le­ment je vais m’effondrer dans mon lit.

Au petit matin, on se fait un petit déjeu­ner rapide, le temps est humide et gris, Alfredo me raconte les pro­jets qu’il a pour cette gale­rie s’il arrive à la gar­der encore quelques mois.

J’enfourche mon vélo, retra­verse toute la ville vers le Sud, tout à l’heure, je repars pour Paris.

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