S-Bahn

Quand je m’ennuyais les froides jour­nées d’hiver, lorsque tous les amis sem­blaient avoir dis­paru je ne sais où… Je mon­tais pour me réchauf­fer un peu dans les lignes de S-Bahn et voya­ger jusqu’à leur ter­mi­nus vers le nord à Froh­nau ou le sud à Wannsee.

Le front collé à la vitre, le regard tou­jours tourné vers l’Est, scru­tant je ne sais quoi, comme une vérité inté­rieure der­rière ce mur extérieur.

Peut-être voulais-je ten­ter de me per­sua­der que de l’autre côté, c’était pire que dans ma tête, peut-être aussi croire que de l’autre côté où il était inter­dit de pen­ser j’aurais trouvé de l’apaisement. Trop de pen­sées tuent le présent.

Ce Mur, cette DDR sem­blaient éter­nel­le­ment figés, para­doxa­le­ment, ils nous pro­té­geaient de la morne super­fi­cia­lité de l’Ouest, de la pol­lu­tion publi­ci­taire, du fric, de la com­pé­ti­tion des­truc­trice, des vieilles valeurs sclé­ro­sées, bref, du capi­ta­lisme. L’Est n’était bien évidem­ment pas mieux mais son exis­tence per­met­tait celle de Berlin-Ouest.

À l’image des anges du film de Wim Wen­ders, Les Ailes du Désir, nous avions avions la sen­sa­tion de n’être que des âmes cir­cu­lant dans la ville dont le seul but était d’enregistrer les his­toires des autres et de vivre les nôtres.

Trop jeune pour avoir encore la capa­cité de rendre tout ce que nous rece­vions, nous engran­gions ces expé­riences de vie, sachant qu’on devrait un jour en rendre compte, les par­ta­ger ou inven­ter de nou­velles his­toires pour aider d’autres per­sonnes à vivre à leur tour.

Prendre les lignes de S-Bahn, c’était voya­ger le long de cette fron­tière où le temps s’était sus­pendu, dans une époque indé­fi­nie mais pas trop lointaine…

C’était se retrou­ver dans de vieux wagons aux sièges en bois les mêmes qui ont dû trans­por­ter d’autres voya­geurs dans les années 40, tra­ver­ser des décors figés depuis les années 60, au milieu de quelques per­sonnes pré­sentes et silen­cieuses per­dues dans leurs pensées…

Un trans­port col­lec­tif de soli­taires emprun­tant un tra­jet pré­cis pour un voyage aléa­toire, un dépla­ce­ment phy­sique dans des temps figés se superposant…

À chaque sta­tion, l’immuable rituel de la voix du chef de sta­tion annon­çant le nom de la gare puis ses ins­truc­tions habi­tuelles « Eins­tei­gen, bitte », « Zurück blei­ben, bitte », le cla­que­ment des portes et le bruit de la rame repre­nant de la vitesse…

Les sta­tions tra­ver­sées sem­blaient être main­te­nues en état, juste pour ne pas dis­pa­raitre, sans effort par­ti­cu­lier, en sus­pend, dans l’attente d’un changement…

Les temps passé et pré­sent ainsi figés créés tou­jours un déca­lage, une atmo­sphère légè­re­ment nos­tal­gique, un effet de den­si­fi­ca­tion du pré­sent et le sen­ti­ment de pou­voir vivre éter­nel­le­ment, sur­tout quand on a 20 ans.

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